Cette interview met en lumière le parcours universitaire et personnel remarquable de Mufshiq Sapay, un jeune ingénieur civil afghan qui, malgré les bouleversements politiques et les menaces qui pèsent sur sa liberté, a continué à mener des recherches au plus haut niveau. Son expérience reflète le rôle essentiel des universités dans la préservation du savoir, de la collaboration et de la dignité humaine.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours scientifique ?
Mon parcours en génie civil a commencé en Afghanistan, où j’ai terminé major de ma promotion au lycée et obtenu une distinction lors de la 8ᵉ Olympiade internationale Zhautykov au Kazakhstan. Cette réussite m’a ouvert les portes d’opportunités éducatives internationales qui ont façonné la suite de ma carrière.
En 2013, j’ai obtenu simultanément deux bourses prestigieuses : la bourse d’excellence du gouvernement turc et la bourse du gouvernement afghan destinée aux meilleurs lauréats des concours d’entrée à l’université. Cela m’a permis de poursuivre une licence en génie civil à l’Université technique Yildiz d’Istanbul, où j’ai remporté la première place au concours de projet final de la faculté. Au cours de mes études, j’ai également élargi mes horizons grâce à un échange Erasmus à l’Université de technologie de Brno, en République tchèque.
Après avoir obtenu ma licence avec mention en 2016, j’ai décroché en 2017 un stage Erasmus au Laboratoire L2MGC de l’Université CY Cergy Paris, où j’ai travaillé sur le béton renforcé de fibres. Cette expérience a éveillé en moi une sorte de fascination pour le comportement des matériaux soumis à des conditions extrêmes - un sujet qui deviendra central dans mes travaux doctoraux.
En 2018, j’ai intégré un Master en génie civil à l’Université Grenoble Alpes, avec une spécialisation en mécanique des structures et risques. Sous la direction du Professeur Pascal Forquin au laboratoire 3SR, j’ai découvert ma passion pour l’étude du comportement du béton soumis à des sollicitations dynamiques. Contrairement à de nombreux compatriotes afghans qui ont choisi de rester en Europe, j’ai pris la décision difficile de retourner en Afghanistan après l’obtention de mon diplôme en 2019, convaincu que les connaissances acquises devaient bénéficier à mon pays.
Votre liberté académique a été menacée. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Les menaces qui pesaient sur ma liberté académique sont nées de mon engagement en faveur d'une éducation qui donne les moyens à chacun de s'épanouir, quel que soit son genre, et de ma conviction que le savoir transcende les frontières. En tant que maître de conférences à l'université Mustaqbal de Kaboul, j'enseignais le génie civil dans des classes mixtes, ce qui est devenu controversé dans un environnement de plus en plus restrictif.
Durant mes cours, je m'inspirais souvent de mes expériences d'études en Turquie, en République tchèque et en France, décrivant comment les universités de ces pays encourageaient la pensée critique et la participation égalitaire. Pour moi, il s'agissait là de principes éducatifs universels. Cependant, mon approche de l'enseignement et mon plaidoyer en faveur d'une éducation inclusive ont fait de moi une cible pour ceux qui s'opposaient à ces valeurs.
J'ai commencé à recevoir des avertissements par divers canaux concernant mes méthodes d'enseignement et mes activités professionnelles. Ma femme, qui travaillait comme architecte associée à l'UNOPS après avoir étudié en Inde, a été confrontée à des défis similaires dans le cadre de son travail au sein d'organisations internationales. La situation est devenue de plus en plus difficile lorsque des avertissements écrits nous ont été adressés à propos de nos choix professionnels et de notre engagement en faveur de l'égalité des chances en matière de formation et d'emploi.
Après la transition politique en Afghanistan en août 2021, la situation est devenue critique. Ceux d'entre nous qui avaient des relations internationales et une formation occidentale ont été immédiatement exposés à des risques. L'environnement est devenu tel que non seulement la liberté académique était restreinte, mais notre sécurité était également gravement menacée. Nous avons été contraints de déménager à plusieurs reprises, habitant chez nos proches en passant d'une maison à l'autre, dans des conditions difficiles.
Ce qui a rendu cette situation particulièrement éprouvante, c'est d'avoir dû laisser derrière nous des membres de notre famille proche dans des situations sur lesquelles nous n'avions aucune maîtrise. La décision de chercher refuge à l'étranger tout en sachant que nos proches étaient toujours en danger continue à nous peser lourdement.
Vous avez obtenu une bourse du programme PAUSE. Comment êtes-vous parvenu à décrocher ce financement ?
L’obtention de la bourse PAUSE reflète la compassion exceptionnelle et la réactivité remarquable de la communauté académique de l’Université Grenoble Alpes. Lorsque la situation politique en Afghanistan a basculé brutalement en août 2021, j’ai tenté désespérément de contacter l’ambassade de France pour une évacuation d’urgence, mais le chaos et les circonstances rendaient cela impossible. Mon épouse et moi avons dû nous cacher, changeant régulièrement de lieu pour préserver notre sécurité.
Durant ces semaines extrêmement difficiles, mon ancien directeur de master, le Professeur Pascal Forquin, est resté en contact permanent avec moi. Il mesurait la gravité de notre situation à travers mes messages et connaissait bien mon parcours académique. Avec le chef du département et plusieurs enseignants-chercheurs, il a exploré toutes les possibilités pour nous venir en aide.
C’est ainsi qu’ils ont découvert le programme PAUSE (Programme national d’accueil en urgence des scientifiques et artistes en exil), qui soutient spécifiquement les chercheurs et universitaires en danger. Le président de l’Université Grenoble Alpes s'est vraiment impliqué : il a examiné notre dossier et signé lui-même les documents de candidature. L’université s’est engagée à financer 40 % de mon programme doctoral, le programme Pause prenant en charge les 60 % restants.
Dans l’attente de la validation de la demande, nous avons pris la décision difficile de quitter l’Afghanistan pour l’Iran en décembre 2021. Une semaine après notre arrivée à Téhéran, nous avons reçu une nouvelle incroyable : l’obtention de visas “Passeport Talent” pour la France dans le cadre du programme Pause. Nous sommes arrivés à Paris le 15 décembre 2021, et j’ai officiellement commencé mon doctorat au laboratoire 3SR en février 2022. En mars 2022, la France nous a reconnus comme réfugiés, reconnaissant la légitimité des risques que nous avions encourus. Le programme Pause ne nous a pas seulement offert la sécurité : il nous a permis de poursuivre notre travail académique et de contribuer à l’avancement de la science.
Sur quoi portent actuellement vos recherches ?
Mes travaux de recherche portent sur une question essentielle pour la sécurité des infrastructures : comment le béton – le matériau de construction le plus utilisé au monde – se comporte-t-il lorsqu’il est soumis à des chargements dynamiques extrêmes, tels que des impacts, des explosions ou des séismes ?
Ayant moi-même été témoin de la vulnérabilité des infrastructures face aux catastrophes naturelles comme aux conflits humains, je mesure à quel point la recherche en laboratoire peut, littéralement, sauver des vies.
Plus précisément, mes recherches portent sur trois facteurs clés influençant le comportement dynamique en traction du béton : la taille des éprouvettes, la teneur en eau et la vitesse de chargement. Grâce à des techniques expérimentales de pointe développées au laboratoire 3SR, telles que l’imagerie ultra-rapide (pouvant enregistrer jusqu’à 10 millions d’images par seconde) et la corrélation d’images numériques, nous observons la manière dont le béton se fracture à l’échelle de la microseconde.
L’une de nos découvertes les plus surprenantes remet en cause la compréhension classique du matériau : sous chargement dynamique, les éprouvettes de béton les plus grandes présentent une résistance en traction plus élevée, à l’inverse de ce qui est observé en régime statique. Nous avons également démontré que la teneur en eau joue un rôle déterminant dans la propagation des fissures à travers le matériau. Ces résultats ont des implications directes pour la conception d’infrastructures plus sûres, qu’il s’agisse de ponts, de barrages ou de structures de protection dans des régions montagneuses comme les Alpes françaises.
Ces travaux ont déjà donné lieu à deux publications dans des revues internationales de premier rang (Q1).
Le premier article, publié dans l’International Journal of Impact Engineering, s’appuie sur une imagerie synchrotron ultra-rapide par contraste de phase aux rayons X pour analyser les processus de microfissuration du béton sous compression confinée.
Le second, paru dans Engineering Fracture Mechanics — la revue internationale de référence en mécanique de la rupture — étudie la vitesse de propagation des fissures et la ténacité à la rupture en régime dynamique, en s’intéressant notamment à l’influence de la teneur en eau à l’aide de deux techniques de mesure plein champ.
Au-delà des publications, j’ai eu le privilège de présenter ces travaux lors de conférences internationales de haut niveau, notamment à l’Université d’Oxford (2022), où j’ai exposé des méthodes photomécaniques expérimentales pour caractériser la vitesse de fissuration dans les matériaux fragiles. J’ai également eu l’occasion de présenter mes résultats à DYMAT (Aussois, 2023), MécaDymat (Toulouse, 2024) et aux 8ᵉ Journées VH (Grenoble, 2024), renforçant ainsi les échanges scientifiques et les collaborations au sein de la communauté européenne de recherche.
Le programme Pause représente bien plus qu’un simple financement ; c’est un investissement dans un avenir où les chercheurs en situation de risque ne se contentent pas de survivre, mais s’épanouissent et donnent en retour aux communautés qui les ont accueillis.
C
omment s’est passée votre intégration au sein de la communauté scientifique de l’Université Grenoble Alpes ?
Arriver à Grenoble en février 2022 a été à la fois un soulagement et un défi. Ma femme et moi étions enfin en sécurité, mais nous devions aussi nous adapter à un nouvel environnement tout en affrontant le traumatisme d’avoir quitté notre pays dans des circonstances difficiles. Nous avons dû laisser derrière nous des membres de notre famille dans des situations que nous aurions voulu changer, sans en avoir le pouvoir, ce qui continue de nous affecter profondément. Commencer une thèse dans ces conditions semblait accablant, mais la communauté scientifique de l’UGA est rapidement devenue pour moi une source inattendue de réconfort et de sens.
Le laboratoire 3SR nous a accueillis avec une chaleur et un soutien remarquables. Le professeur Forquin et son équipe ont compris que s’intégrer ne signifiait pas seulement avoir accès à un laboratoire, mais aussi reconstruire une vie. Le service ISSO (International Students and Scholars Office) de l’université nous a accompagnés pour le logement, les titres de séjour et l’accès aux soins. Lorsque notre fille est née en novembre 2024, la communauté du laboratoire a célébré cet événement avec nous, y voyant un symbole d’espoir après des temps difficiles.
Sur le plan scientifique, j’ai trouvé ma place au sein du groupe de recherche ExperDyn, où mes collègues me considèrent comme un chercheur à part entière, apportant une perspective précieuse. Au cours des trois dernières années, j’ai co-encadré huit étudiants de master, partageant mon expertise en techniques expérimentales tout en apprenant de leurs approches innovantes. Animer des séances de travaux pratiques en français a été un défi stimulant : cela m’a poussé à perfectionner ma maîtrise de la langue tout en nourrissant ma passion pour l’enseignement.
La culture du travail en équipe au sein du laboratoire a été profondément transformatrice. Les chercheurs expérimentés ont partagé généreusement leur savoir lorsque je rencontrais des difficultés. Lors de mes présentations à des conférences à Oxford, Aussois, Toulouse et Grenoble, le laboratoire m’a offert un soutien financier ainsi qu’un accompagnement précieux pour perfectionner ma communication scientifique. Ces expériences ont élargi mon réseau professionnel à l’échelle européenne et ont renforcé mon sentiment d’appartenance à la communauté internationale de la recherche.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Mon objectif immédiat est de terminer ma thèse de doctorat d’ici janvier 2026. Au-delà de cette étape, j’aspire à construire une carrière académique durable en France, en visant notamment un poste de maître de conférences qui me permettrait de contribuer à la fois à l’excellence de la recherche et à la formation.
Pour renforcer mes qualifications, je poursuis mes activités d’enseignement, j’améliore ma maîtrise du français pour atteindre un niveau B2/C1 — indispensable pour enseigner au niveau licence — et je développe mon dossier de publications afin de pouvoir candidater à des postes académiques prisés.
Ma vision de recherche à long terme porte sur l’amélioration de la résilience des infrastructures face aux sollicitations extrêmes. Les infrastructures vieillissantes en Europe sont de plus en plus exposées aux menaces liées au changement climatique, et mon expertise sur le comportement dynamique du béton pourrait contribuer à la mise au point de solutions de protection plus efficaces. Je souhaite en particulier créer un groupe de recherche combinant approche expérimentale et modélisation numérique avancée, afin de répondre à des problématiques d’ingénierie concrètes tout en formant la nouvelle génération de spécialistes.
Au-delà de la recherche, je suis profondément attaché à l’enseignement et à l’accompagnement des étudiants. Mon propre parcours m’a montré à quel point les opportunités éducatives peuvent transformer une vie. J’aimerais offrir ces mêmes perspectives à d’autres, notamment à des étudiants issus de milieux sous-représentés ou de régions touchées par les conflits, en leur montrant que le génie civil peut être à la fois une aventure intellectuelle et un engagement social.
Bien que je ne puisse pas retourner en Afghanistan en toute sécurité, j’espère qu’un jour, lorsque la paix reviendra, les connaissances et les réseaux que je construis aujourd’hui en Europe pourront contribuer à la reconstruction des infrastructures et des institutions éducatives de mon pays. Pour l’heure, la France est devenue notre foyer — un lieu où ma femme et moi pouvons élever notre fille en sécurité, où la liberté académique est protégée, et où nous pouvons apporter une contribution significative à la société par la recherche et l’enseignement.Le programme PAUSE représente bien plus qu’un financement : c’est un investissement dans un avenir où les chercheurs en danger ne se contentent pas de survivre, mais s’épanouissent et donnent en retour aux communautés qui les ont accueillis.