Lauréate des programmes PAUSE et GATES, la professeure Eugenia Bodarenko a rejoint l’Université Grenoble Alpes après avoir été déplacée par la guerre en Ukraine. Dans cet entretien, elle revient sur son parcours académique, ses recherches sur la guerre de l’information et la mémétique, ainsi que sur son intégration au sein de la communauté scientifique de l’UGA.
    
        Pouvez-vous nous parler de votre parcours scientifique et de votre arrivée à l'UGA?
Je viens d’une famille d’universitaires. Mes deux grands-parents étaient membres de l’Académie des sciences et mon père est radio-physicien à l’Université nationale V. N. Karazine de Kharkiv. J’y ai moi-même obtenu mon diplôme en 1989. J’ai soutenu ma thèse de doctorat en 2000, puis mon mémoire d’habilitation à diriger des recherches en 2012.
J’ai toujours travaillé au sein du département de philologie anglaise de cette université : d’abord comme chargée de cours, puis comme professeure associée et enfin comme professeure titulaire.
Je suis l’auteure de neuf monographies (personnelles ou collectives), de nombreux manuels et de plus de 250 articles scientifiques.
Plus récemment, je suis arrivée à Grenoble en août 2022. La bourse PAUSE a débuté en février 2023. Mes projets GATES commenceront en février 2026 et se poursuivront jusqu’à la fin du mois de juin.
Votre liberté académique a été menacée. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Je viens de Kharkiv, une ville qui a été sévèrement bombardée dès les premières minutes de l’invasion russe à grande échelle en 2022. Aujourd’hui encore, en tant que zone proche du front, la ville subit environ cinq à six alertes aériennes par jour et par nuit, pouvant durer quatre à cinq heures.
Mes parents ont près de 90 ans et ne pouvaient pas se réfugier dans un abri, nous avons donc dû rester chez nous sous le feu ennemi. Nous habitons au dernier étage, ce qui accroît encore le danger.
Beaucoup de mes collègues ont perdu leur maison ou des proches. Notre université a été attaquée à plusieurs reprises, et certains de ses bâtiments ont été entièrement détruits.
 
Vous avez obtenu deux financements, l’un du programme PAUSE et l’autre du programme GATES. Comment avez-vous réussi à décrocher ces bourses ?
J’ai simplement fait de mon mieux ! Plus sérieusement, plusieurs facteurs ont probablement joué un rôle.
D’abord, le domaine de mes recherches : j’étudie les aspects sémiotiques et cognitifs de la contre-propagande, de la mémétique et de la guerre de l’information en temps de guerre. Dans le domaine des sciences humaines, il est difficile d’imaginer un sujet plus actuel.
Ensuite, j’ai la chance d’appartenir à l’une des écoles cognitives les plus solides de mon pays. Enfin, j’ai rencontré en France des personnes formidables, pleines de compassion et d’engagement pour la science.
Sur quoi portent actuellement vos recherches ?
Mes travaux portent sur la guerre de l’information dans les médias et la mémétique.
Dans le cadre du projet GATES, je vais constituer un corpus de mèmes de guerre ukrainiens, qui seront analysés selon leur valeur cognitive et sémiotique.
Je collabore avec un partenaire de la bibliothèque de Harvard, impliqué dans le projet SUCHO (Saving Ukrainian Cultural Heritage Online), qui a déjà compilé un corpus de plus de 9 000 mèmes. Le mien est plus modeste, mais il se distingue par sa nature et son approche. Nous allons essayer de coordonner nos efforts.
Comment s’est passée votre intégration au sein de la communauté scientifique de l’Université Grenoble Alpes ?
Le laboratoire ILCEA4 m’a ouvert ses portes dès mon arrivée, avant même que je devienne officiellement lauréate du programme PAUSE. L’équipe m’a permis de présenter les projets que j’ai ensuite mis en œuvre dans le cadre de ma bourse.
J’ai la chance d’avoir une encadrante exceptionnelle, la professeure Caroline Rossi, qui m’a invitée à Grenoble en 2022 pour démarrer le projet PAUSE. Elle a été – et reste – mon guide au sein du milieu académique et des projets ici.
Grâce à elle, j’ai déjà de nombreux amis à Grenoble et dans d’autres villes françaises.
En parallèle, je continue à enseigner en ligne à mon université de Kharkiv. Dans les conditions actuelles, la charge d’enseignement y est plusieurs fois supérieure à celle des universités françaises. Mes étudiants sont dispersés dans le monde entier et ont besoin de plus d’attention et de soutien qu'auparavant. Cela me garde connectée à mon département et à mes étudiants presque jour et nuit, sept jours sur sept.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Vous savez, la guerre m’a appris, entre bien d’autres choses, à ne plus trop planifier. La situation mondiale est si instable que faire des projets paraît parfois vain.
Bien sûr, j’aspire à rentrer chez moi, à retrouver mes collègues aujourd’hui dispersés aux quatre coins du monde. Le temps apportera la réponse.
(A ce propos, ma thèse d’habilitation et deux de mes monographies étaient consacrées au concept du temps). Je suis donc bien placée pour savoir qu’il nous donnera la réponse, tôt ou tard. C'est certain.